• La civilisation khmère

    Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d'elles-mêmes, comme des chemins, s'ils conduisent quelque part, puisqu'elles ouvrent à l'homme son étendue intérieure - A. de Saint-Exupéry

    par Bernard Groslier,
    (George Groslier a accumulé les titres et les fonctions au cours d'une carirère vouée toute entière au Cambodge. Il fut à la fois protecteur des arts, homme de science, écivain, ethnologue et romancier, photographe et dessinateur...)
    Janvier 1968

    L'empire khmer à la période angkorienne (au 12e-13e siècle)Le trait essentiel de l'histoire khmère fut le groupement d'un peuple homogène de riziculteurs autour de la personne royale. Ce qui répondait à fois à la nature du pays et à celle de ses habitants.

    Le Cambodge déploie d'un seul tenant une immense cuvette de plaines alluviales entièrement arrosée par le Mékong. Mais sa mise en valeur demande des efforts considérables. Aussi, dès l'aube de la préhistoire, les Môn-Khmers s'étaient organisés en communautés agricoles, sous la direction d'un chef, qui accomplissait en outre les rites destinés à se concilier les esprits du Sol et des Eaux, maîtres des récoltes. Le royaume khmer étendit ce système au pays tout entier.

    Il fallut cependant pour cela le riche ferment indien. Vers le début de l'ère chrétienne, attirés par les épices et les autres produits rares de l'Asie du Sud-est, les Indiens vinrent commercer jusqu'aux rives du Pacifique. lIs répandirent ainsi, par la seule vertu de l'exemple, leur civilisation, alors une des plus évoluées du monde antique. Ils enseignèrent leurs religions, avec la langue sacrée (sanskrit) et l'art qui les exprimait, leur droit et leur organisation sociale, leurs sciences et leurs techniques. Les Khmers surent assimiler ces leçons et en tirer parti avec une aisance qui prouve leurs dons naturels.

    Mais ils firent plus : avec ces modèles, ils élaborèrent une civilisation nouvelle, adaptée à leur pays et à leur génie. Et s'il est juste de reconnaître que l'ancien Cambodge doit à l'Inde d'avoir accédé au rang de nation hautement évoluée, il convient aussi bien de souligner qu'à l'époque angkorienne, la culture khmère était devenue entièrement originale, au même titre que celle de
    l'Europe médiévale par rapport à l'antiquité gréco-latine.

    La personne du roi est le trait le plus marquant de l'ordre khmer. "Maître de la surface d'en bas", le souverain est la source de toute autorité et de toute justice. De plus - surtout, peut-être - il est l'ordonnateur du culte universel.

    Celui-ci n'était pas monopolisé par une Eglise. Certes, les différentes religions hindoues - çivaïsme, vishnouisme, bouddhisme - avaient largement pénétré dans le pays. Mais elles restaient le fait du roi ou des membres de l'élite cultivée, et à titre personnel. Pour le peuple, les antiques croyances mon-khmères se maintenaient, tout au plus systématisées et variant selon les théories, avec le vocabulaire hindou. Le rituel fondamental consistait à ondoyer le linga, symbole de l'énergie créatrice du sol, mimant ainsi - donc
    provoquant la chute des pluies fécondantes. Et pour ces agriculteurs, c'était bien l'essentiel, avec le calcul du calendrier, qui garantissait le retour régulier des saisons. En réalité, le Khmer pratiquait toujours ses cultes immémoriaux aux génies du Sol et des Eaux, et tout spécialement parmi ces derniers aux serpents nâga. D'ailleurs, les traditions légendaires rapportaient que le
    royaume avait été fondé lors du mariage de la fille du roi des nâga avec un brahmane indien : excellent résumé des faits historiques.
    Seulement, de ces pratiques confuses, la logique indienne avait fait un tout cohérent et brillant, qui offrait une véritable explication du monde et un système efficace de gouvernement. Aussi, il ne saurait faire de doute que les Khmers participèrent pleinement à la gloire de leurs rois, parce que ceux-ci incarnaient admirablement leurs plus profondes aspirations. Et les temples qu'ils élevèrent furent certainement l'œuvre d'une foi profonde et sincère.

    De plus, ces monuments venaient couronner une réalité très concrète et fort directement bénéfique. Car si le Cambodge est riche, ce n'est qu'au prix d'un dur labeur qu'on peut l'exploiter. Les pluies des moussons sont abondantes, mais il faut encore vivre durant les six mois de saison sèche. Le Mékong ne s'épuise jamais, mais il faut tour à tour maîtriser ses flots débordants ou forcer ses eaux paresseuses dans des canaux d'irrigation. Ce n'est qu'unis, sous l'impulsion de leurs rois, que les Khmers furent en mesure de réaliser les travaux nécessaires, qui constituèrent une des plus extraordinaires entreprises de l'histoire. D'innombrables lacs et bassins artificiels parsemèrent le pays, emmagasinant l'eau précieuse. Une véritable toile d'araignée de canaux la redistribua jusque dans la moindre rizière. Les inondations furent contrôlées à travers un réseau de digues, qui supportaient de plus des chaussées assurant les communications en toutes saisons.

    Les temples khmers sont venus compléter ces ouvrages, sur lesquels ils attiraient la faveur divine. Ils les résumaient par leur décoration et leur dispositif symboliques. La pyramide représentait le mont Méru qui, clans les conceptions de l'Asie ancienne, marque le centre et l'axe du monde. Orienté selon les quatre points cardinaux et offrant sa façade principale au Levant, le
    temple matérialisait encore le cycle annuel du soleil. Les douves qui l'entouraient correspondaient à l'océan qui encercle le monde. Par son sommet, cette montagne magique touchait aux cieux, où résident les dieux. Et ceux-ci l'habitaient effectivement sous forme d'un linga, ou d'une statue, érigé dans le sanctuaire terminal. Alentour s'étendait la cité où vivait le peuple, sous cette tutelle sacrée et grâce à l'eau ainsi captée.

    Cambodge : photo rizière, 2001

    Rarement, peuple aura mieux exprimé par son art toute la trame matérielle et spirituelle de son existence.

    A la longue, cependant, l'ordre khmer laissa paraître des faiblesses. Les rois d'Angkor furent trop souvent soucieux de leur seule gloire et se laissèrent entraîner à trop de conquêtes. S'ils bénéficièrent au début de la faiblesse de leurs voisins, il n'en fut plus de même lorsque surgirent sur la scène des peuples sans doute moins évolués, mais fort batailleurs, tels les Thaïs. Mais surtout, entretenus dans le sentiment de leur omnipuissance par une cour brillante, les souverains perdirent peu à peu le contact de leur peuple. L'élite khmère, toute imprégnée de la meilleure culture indienne, joua un rôle essentiel dans l'ascension du pays. Mais elle ne sut pas toujours, semble-t-il, justifier dans la suite ses profits par ses services.

    En outre, il apparaît que très tôt les rois khmers furent littéralement hantés par l'au-delà. Non content d'être adorés de leur vivant, ils voulurent, avant de mourir, assurer un culte perpétuel à leur mémoire et garantir leur survie en se faisant assimiler à une divinité. Le temple-montagne, où le roi célébrait de son vivant le rituel universel, devint ainsi le temple funéraire après son décès. Il se
    peut même que, dans certains cas, ses cendres y furent déposés. Son successeur devait inaugurer un nouveau cycle en élevant un autre temple-montagne. C'est ce qui explique en partie la prolifération des monuments à Angkor, A l'époque de Jayavarman VII, cette peur de la mort devint une véritable obsession, et le pays fut écrasé sous les sanctuaires bâtis en toute hâte pour conjurer cet anéantissement que l'on craignait proche, et qu'ils ne firent sans doute que précipiter.

    Scène princière. Angkor Vat, bas-relief de la tour d'angle   nord-ouest, premier étage de la pyramide. Première moitié du XIIe siècle

    Scène princière. Angkor Vat, bas-relief de la tour d'angle
    nord-ouest, premier étage de la pyramide.
    Première moitié du XIIe siècle

     

     

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    (c) Apsara2001

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