• L'art khmer après Angkor

    Que n'ai-je été doué de la plume d'un Chateaubriand ou d'un Lamartine, ou du pinceau d'un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines ! (Henri Mouhot,1863)

    par Madeline Giteau, Membre de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, 1968 (ancien conservateur du musée royal des Beaux-Arts de Phnom Penh de 1956 à 1966, est professeur émérite de l'université de Paris III Sorbonne. Elle est notamment l'auteur de Regards sur Angkor, publié en 1994 et d'Histoire d'Angkor, publié en 1996)

    Art khmer après Angkor : orant en boisTrop longtemps, il a admis qu'après les règnes brillants de l'époque angkorienne, l'art khmer s'était brusquement tari. Hypnotisé par
    l'extraordinaire floraison artistique de cette prestigieuse époque, on a négligé les oeuvres plus modestes, mais cependant bien émouvantes que nous ont léguées les siècles suivants. Cet art est resté dans l'ombre, éclipsé par les dalisations admirables dont les artistes ont émaillé tout le pays cambodgien du VIe, au XIIIe Siècle. Mais ce n'est pas la seule cause de l'oubli dans lequel l'art tardif a sombré. Trop peu d'œuvres exécutées après le XIVe siècle ont survécu jusqu'à nos jours. En effet, alors qu'à l'époque angkorienne, qu'il fussent hindouistes ou bouddhistes mâhâyanistes, les architectes et les sculpteurs travaillèrent pour l'éternité, après l'établissement du bouddhisme Theravada. les artistes, pénétrés de la pensée de l'impermanence de tout ce qui existe, ne cherchèrent plus à faire oeuvre durable. Ils abandonnèrent la pierre pour le bois.

    On cesse alors d'élever des temples pour enchâsser une idole que seuls quelques privilégiés pouvaient approcher. Le but de l'architecture est maintenant de construire des bâtiments qui abriteront les statues de Bouddha et recevront ses dévôts. C'est dans ces nouveaux temples que les religieux se réunissent pour accomplir leurs devoirs monastiques, c'est là que les fidèles
    viennent écouter la Loi du Bienheureux, réciter les textes sacrés et apporter leurs offrandes. Il n'est pas nécessaire de bâtir pour longtemps. Pourquoi aller extraire le grès jusqu'au Phnom-Kulen, alors que la forêt offre avec prodigalité de hauts fûts de bois dur qui deviendront de puissantes colonnes ou de longues poutres et se prêteront aux exigences du sculpteur ? La "cella" en pierre, voûtée en encorbellement, cède le pas à la nef dont le plafond repose sur des colonnes.

    L'humidité, les insectes, menacent ces nouvelles constructions. Qu'importe!

    Tout en ce monde n'est-il pas impermanent ? Dès que le sanctuaire donnera des signes de décrépitude, on entreprendra une nouvelle construction et on abandonnera le vieux temple désaffecté qui tombera en ruine. Aussi, des anciens monastères, de rares vestiges subsistent. Les stupas en brique ou en latérite dressent encore leurs sommets effilés là où fut la cour du monastère ; certaines statues qui ornaient l'autel bouddhique parent le nouveau sanctuaire, enfin les bornes sculptées, dites "feuilles de sîmâ", qui délimitaient l'ancienne enceinte consacrée du temple, sont parfois réemployées. Les frontons sculptés, déposés au sol, subsistent encore quelque temps avant de tomber en poussière, rongés par les intempéries et les insectes. Tout le reste a disparu. Comment s'étonner que, dans ces conditions, aucun de ces temples, antérieurs au XIXe siècle, n'ait subsisté jusqu'à nos jours.

    Toutefois, si l'architecture ne nous a laissé que peu de vestiges, bien des pièces de sculpture sont parvenues jusqu'à nous. Elles nous permettent de comprendre que, si les techniques se transformèrent après l'époque angkorienne, l'inspiration artistique resta vivace. Il suffit de regarder les très beaux Bouddha parés du Dépôt archéologique de la Conservation d'Angkor,
    les panneaux et les frontons sculptés découverts dans plusieurs monastères et, surtout, l'admirable orant en bois, provenant d'Angkor-Vat, qui est une des gloires du Musée national de Phnom-Penh.

    Bien que la pierre n'ait été que rarement utilisée à cette époque, l'art lapidaire conserve encore une valeur indiscutable. A proximité de la place royale d'Angkor-Thom, le grand Bouddha de Tep-Pranam, élevé en pierres appareillées, prolonge sous la futaie sa méditation souriante du tation.

    Toutefois, à partir du XVIe siècle, la facture devient plus sèche ; les images bouddhiques se figent. Dans deux galeries d'Angkor-Vat, non sans bien des maladresses, on couvre de scènes des murs qui, au XIIe siècle, étaient restés nus ou simplement épannelés. Pourtant, sur ces Bas-reliefs, qui dans l'ensemble nous paraissent bien décadents, quelques figures se détachent,
    harmonieuses et d'une belle facture.

    Ce n'est pourtant pas dans l'art lapidaire qu'il faut chercher les oeuvres les plus belles de l'art post-angkorien ; ce n'est pas non plus dans l'art du bronze, malgré quelques images aussi remarquables qu'une statuette de la Brah Dharani, la divinité de la Terre, agenouillée, tordant ses cheveux, un des plus beaux bronzes du Musée national de Phnom-Penh. L'art post-angkorien a
    aimé le bois que l'on pouvait laquer, et le mur et la toile que l'on pouvait peindre ; il a aimé la couleur.

    Les images en bois étaient rarement taillées dans un seul bloc ; ainsi, on rapportait les mains élevées en avant des Bouddha esquissant le geste "qui rassure". Un triple enduit de laque noir, rouge et or recouvrait toute l'image et voilait les accords. Le temps, la poussière et l'humidité ont plus ou moins terni et effacé les enduits; sur les belles statues hiératiques, ils n'ont laissé que des
    touches passant du noir au rouge sombre sous un poudroiement d'or. Et ces tons, d'une richesse atténuée, rehaussent les rinceaux, les fleurs, les entrelacs des tiares, des gorgerins, des ceintures à long pan des Bouddha princièrement parés ou des orants agenouillés. Un de ces orants, découvert à Angkor-Vat et déposé au Musée national de Phnom-Penh, nous semble marquer l'apogée de cet art. Sans doute est-il l'œuvre d'un artiste du XVIe siècle. On ne saurait la comparer à aucune autre statue de l'époque
    post-angkorienne. L'aisance du corps agenouillé, la sobriété de geste des mains jointes, la finesse de la parure élégante et discrète, la pureté du visage recueilli au sourire imperceptible font de cette sculpture un authentique chef-d'œuvre. Tant par l'extrême sensibilité de son modelé que par l'harmonie de ses lignes, elle n'a rien à envier aux plus belles statues de l'art angkorien. Les images richement parées des XVIe et XVIIe siècle relèvent d'un art original que l'on a considéré à tort comme un reflet de l'art thaï. Jusqu'au XVIIIe siècle, l'art khmer, tout en acceptant quelques influences étrangères, a suivi son évolution propre. Par la suite, sous la pression des événements politiques et parce qu'ils avaient la même religion et la même iconographie, les arts du Cambodge et de Thaïlande se sont de plus en plus rapprochés.

    Le XIXe siècle nous a laissé quelques beaux temples dans les monastère.

    Sur les frontons sculptés, les armes royales, les motifs de feuillage, les scènes bouddhiques ou épiques conservent encore les traces de leur enduit doré et se détachent sur un fond scintillant de plomb vitrifié or, bleu ou turquoise. Dans l'ombre du péristyle qui entoure le temple, un chatoyant décor de stuc doré encadre les bales. Sur les vantaux en bois sombre, la lumière
    s'accroche sur le décor au pochoir appliqué à la feuille d'or. A l'intérieur du temple, un riche baldaquin en bois sculpté et doré abrite l'image centrale du Bouddha. Parfois, sur les murs, des peintures narrent aux fidèles la vie du Bouddha et ses merveilleuses existences antérieures. Les scènes se déroulent, se juxtaposent sans qu'aucune limite vienne les séparer. L'œil suit
    sans peine les différents monuments de l'histoire à travers les forêts, les villages, les palais.

    Au palais royal de Phnom-Penn dans le cloître qui entoure le temple de Vat Prah Kèv, appelé couramment "pagode d'Argent", un artiste, qui vécut à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, Oknha Tep Nimit, peignit les différents épisodes du Reamker, la version khmère du Râmâyana. Sur ces longues fresques, l'élégance des princes dans leurs palais, l'élan des héros sur leurs
    chars, le tourbillon des guerriers dans la bataille entraînent le visiteur d'une scène à l'autre. Le dessin est précis comme sur une enluminure. Sur le fond d'un rouge éteint, sur le vert sombre de la végétation ou sur le ciel clair aux nuances turquoises, les princes au visage blanc ou vert étincellent de leurs parures dorées.

    Plus populaires, à la portée des fidèles qu'elles doivent instruire, les peintures des temples campagnards ne manquent pas de charme. Assez nombreux sont les monastères qui gardent encore sur leurs murs des fresques peintes dans le style traditionnel. Parmi les plus intéressantes, nous citerons celles du monastères de Kompong Tralach, sur les bords du Tonlé Sap, fresques qui
    furent peintes au début de ce siècle. Là, des scènes familières de village figurent à côté des épisodes les plus pathétiques des vies antérieures du Bienheureux. Tandis que dans la partie supérieure d'une composition, on voit successivement le jeune ascète Cyama partir à la rivière chercher de l'eau, tomber sous la flèche d'un chasseur et expirer entre les bras de ses parents ; en bas la vie du village se poursuit, des paysans traversent un pont, devisent sur le chemin, s'affairent dans leurs maisons. Les couleurs sont plus vives qu'au Vat Prah Kèv, le dessin moins élégant; mais ces peintures, dans leur esprit, rejoignent les bas-reliefs du Bayon qui, au-dessous de la victoire du Roi sur les Chams, représentent les activités du petit peuple dans les villages avec le même réalisme, le même amour de la vie.

    C'est ainsi que sans cesse l'art khmer des derniers siècles retrouve certains caractères de l'art angkorien. Actuellement, bien des oeuvres inconnues existent encore, conservées dans des monastères de campagne. Sans doute, un jour, nous révéleront-elles aussi le sens de l'élégance, la sensibilité et l'amour de la vie qui ont toujours été l'apanage de l'art khmer.

     

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  • Commentaires

    1
    XXELI
    Mardi 12 Mars 2013 à 21:17

     Bonjour,

    je commence une sculpture en bois de cet Orant,(réf GHA315 du musée de Phnom-Penh) et suis à la recherche de photos pour le détail des mains et du visage.

    Vous serit il possible de me donner le nom du photographe de l'image que vous avez choisi ? ou des contacts à cette fin.

    cordialement.   (12/3/2013)

    2
    Vendredi 19 Avril 2013 à 10:50

    Bonjour, désolée pour le retard. Ce document date de 1968. Je vais rechercher l'article orginal et voir s'il y a le nom du photograph. Je vais également vous envoyer une photo plus nette. A bientôt !

    3
    apsara Profil de apsara
    Mercredi 8 Mai 2013 à 23:33

    Bonjour, juste pour vous informer que je vous ai envoyé 2 images de cette sculpture ; j'espère que c'est bien parti, que la taille des fichiers passent bien...

    4
    XXELI
    Samedi 18 Octobre 2014 à 23:05

    Bonjour,

    Je pense vous avoir directement remercié à l'époque, mais je ne m'en souviens plus. Je vous reconfirme avoir bien reçu les photos qui me servent beaucoup.  Merci encore.

    cordialement

    5
    Jeudi 19 Avril 2018 à 22:37

    Oui :) J'espère que vous avez pu terminer.

    6
    APIERRE
    Mercredi 16 Octobre 2019 à 13:19

    Bonjour,

    désolé de ma réponse tardive.

    Des soucis personnels  ont beaucoup  retardé mon travail, que je viens enfin de reprendre.

    Grace à votre envoi de 2013  (!!!) j'ai ainsi pu:

    1/ réaiser une ébauche en 3 dimensions, modélée en pastiline (une sorte de pate à modeler qui durcit)

    2/ réaliser ensuite un moulage en silicone, pour en faire un tirage en platre qui me sert maintenant de modèle

    3/ j'engage enfin actuellement le travail de sculpture sur bois (tilleul)   

     

    tout cela pour la tété de l'Orant

     

    Merci d'avoir pris le temps de men faire parvenir ces photos en son temps

    bien cordialement

     

    7
    Lundi 11 Mai 2020 à 00:01

    Bonjour Alain, je vous ai répondu directement via l'email.

    Le modèle en plastiline est déjà magnifique, j'attends de le voir en version bois :)

    Bon courage et à très bientôt !



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