• Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent - La Bruyère

    par Keng Vansak
    (professeur de Lettres à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Phnom-Penh)
    Janvier 1968

    Jayavarman VIILa littérature khmère est moins connue que l'art khmer. Pourtant, elle a vu le jour en même temps que les inscriptions des premiers rois fondateurs de l'Empire khmer. Autant que les multiples monuments, ces textes inscrits sur pierre et sur feuilles de latanier jalonnent les grandes périodes de l'histoire du Cambodge. Même s'il n'existe pas dans cette littérature un monument aussi
    visible qu'Angkor pour s'imposer à l'attention des orientalistes, c'est pourtant l'ensemble de ces écrits qui aide à éclairer l'histoire de la culture et de la civilisation khmères.

    Comme toutes les littératures, celle des Khmers n'est pas un fait isolé, mais une résultante de la rencontre de plusieurs cultures et civilisations. De plus, elle s'est exprimée dans une langue qui, dans son évolution millénaire, a drainé tous les apports du sanskrit, du bali et des langues avoisinantes : cham, siamois, laotien, thaï, chinois, etc.

    Or dans un tel foisonnement de sources et dans pareil contexte historique, comment la principale source khmère a-t-elle pu exprimer son propre génie ?

    Tel est le vrai problème, lequel ne pourrait être résolu que par une évaluation objective de cette vitalité du fond Môn-Khmer qui constitue encore jusqu'à nos jours le support et le souffle de tout développement culturel et social.

    En effet, les sources sanskrite, palle, thaïe et chinoise, les personnages portant le nom de ceux du Râmâyana ou des Jatakas, ainsi que les thèmes empruntés surtout à la littérature bouddhique, tout cela a déjà induit à des conclusions hâtives, voulant à tout prix faire dériver la littérature khmère des littératures étrangères.

    Ce n'est nullement une faute pour des civilisations, pourtant très grandes, que d'emprunter des thèmes communs à d'autres civilisations. Les littératures des peuples reflètent et facilitent les interférences entre les courants de civilisation. Mais l'essentiel n'est justement pas ces emprunts qui, pour être compris et acceptés par tout un peuple, doivent être, avant tout, assimilés et
    remodelés par une "nationalisation" longue, profonde et sans cesse renouvelée.

    Ce qui fait l'originalité et la personnalité d'une civilisation ou d'une littérature, c'est que le produit d'un tel processus d'emprunt, d'assimilation et de re-création, diffère du modèle ancien en devenant l'expression vivante du génie national. C'est ce qui s'est passé dans la littérature khmère où modèles, personnages et thèmes d'emprunt se sont souvent dissous pour faire place à
    quelque chose de spécifiquement khmer.

    Ainsi, le Râmâyana indien s'est transformé en Reamker khmer. Et si le titre de l'ouvra ; les personnages et les lieux de l'action cons vent encore des noms vaguement indiens, le contenu, par contre, diffère complètement de l'œuvre de Valmiki. Les premiers textes du Reamker n'ont révélé ni une traduction, une imitation, ni une adaptation du texte indien, mais une oeuvre qui, par la forme et le fond, a pris le contre-pied du Râmâyana.

    Les Khmers n'ont pas de caste brahmanique pour défendre l'idéologie des Brahmanes. Tandis que le Râmâyana fait descendre Rama du ciel pour l'y faire retourner ensuite, Reamker, au contraire, transforme le dieu Rama en un héros humain pour l'installer solidement dans d'inextricables contradictions sentimentales, et combien humaines. L'œuvre khmère, reflet des conflits brahmano-bouddiques des temps d'Angkor, a pris partie pour les bouddhistes contre les brahmanistes.

    Vis-à-vis de la littérature bouddhique, la transformation n'est pas aussi radicale. Néanmoins, certains Jatakas ne sont acceptés que parce qu'ils ont reçu une forme et un fond conformes à l'esthétique et à l'idéologie khmères.

    Pareil remodelage constitue une forme de "khmérisation" dans le domaine littéraire. Mais aussi bien dans l'art que dans la langue, cette khmérisation s'effectue selon les deux principales tendances de la civilisation khmère : le réalisme et le rationalisme. Ce sont justement ces deux tendances qui ont procédé à l'humanisation de Rama et donné une forme systématique au Reamker.

    Parce que la littérature khmère abonde en personnages plus ou moins irréels : divinités, yaksa, fantômes, animaux, arbres, etc., on a l'habitude de la juger sous un aspect enfantin, mystique et merveilleux. Mais les textes, à la lumière d'une simple critique esthétique et littéraire, ont révélé que rien n'est plus réaliste que ces contes et ces légendes populaires, rien n'est plus humain que
    ces divinités ou Bodhisattvas, rien n'est plus "social" que ces histoires d'animaux. Et s'il y a un thème auquel les Khmers répugnent le plus, c'est justement le mysticisme, la transcendance et cette élévation démesurée qui aurait fait perdre pied et souffle.

    Dès lors, le dieu s'est fait homme malgré lui. Les Bodhisattvas khmérisés des cinquante Jatakas se sont complu dans d'innombrables vies terrestres pleines d'aventures amoureuses et beaucoup plus attrayantes que la recherche du "Néant". Les Bodhisattvas, héros tragiques, transcendants et mystiques, sont connus des Khmers, mais non choyés, ni vénérés. Les
    Bodhisattvas, philosophes, abstraits ou théoriciens pourfendeurs des Jains et des Brahmanistes, sont étudiés mais non retenus. Seul l'humain et pathétique Bodhisattva "Preah Vesantar" est retenu et répété, parce qu'il a accepté les pires contradictions entre la recherche de la perfection et les exigences sociales, familiales et sentimentales.

    Si l'intelligence, dans le Mahosudhjatak, est reconnue comme une valeur suprême, ce n'est pas parce qu'elle est science, perfection ou moyen de délivrance, mais bien une intelligence pratique et réaliste capable de déjouer les ennemis intérieurs et extérieurs, et surtout parce qu'elle constitue le meilleur moyen de défense et d'édification nationales.

    C'est pourquoi des dix grands Jatakas les plus khmérisés, donc les plus connus et retenus, sont justement le Vesantarjatak et le Mahosudhjatak, surtout le premier qui, selon la version khmère, a consacré la majeure partie au pathétique. Ce qui plaît plus encore, c'est qu'après le don suprême de ses enfants et de sa femme, Preah Vesantar, au lieu d'aller jouir au ciel tout seul du bonheur de la perfection, accepte de revenir à la société parmi les siens afin de pouvoir continuer l'accomplissement du don, car au ciel il n'y aura plus rien à donner, et personne n'aura plus besoin de la charité.

    Ainsi, le divin et le sublime indiens se sont-ils khmérisés par ce même réalisme rationaliste qui s'est manifesté aussi bien dans les oeuvres littéraires que dans les réalisations sculpturales et architecturales d'apparence les plus mystiques.

    Mais le réalisme khmer ne consiste pas simplement à ramener le divin à l'humain, le sublime à l'ordinaire, le merveilleux au réel. Il constitue également un moyen d'action. L'efficacité n'est pas fonction du métaphysique, mais du pragmatique fondé sur une "connaissance exacte et prudente" de l'être et de l'utile.

    Ce sont là les principaux thèmes des Chbap ou lois, poèmes didactiques, sortes de condensés de la sagesse populaire khmère. Dans une langue très imagée, ils s'adressent à toutes les couches sociales : hommes, femmes, enfants, religieux, officiels, laïcs, etc. Leur enseignement porte sur les bonnes règles de vie et de bonheur.

    La vie étant difficile et pleine de luttes d'intérêts, les gens si égoïstes en commençant par eux-mêmes, seule une évaluation "réaliste et prudente" de la situation et des opportunités permet une adaptation également prudente et efficace des moyens au but. D'où "les chemins tortueux ne sont pas toujours à délaisser !".

    Le premier disciple qui a donné l'exemple de l'application d'une telle règle de conduite, est le Lièvre, un des héros des contes populaires khmers. Ce héros n'a pas dédaigné les petites ruses, ni les petits mensonges mignons, soit pour se tirer lui-même d'affaire, soit pour régler les disputes d'autrui, et surtout pour sauver les petits bons et justes de la méchanceté des grands.

    Certes, il ne s'agit pas là d'une morale pure et transcendantale comme la morale kantienne, mais c'est bien une morale pratique, adaptée à la situation réelle des choses : évaluation exacte, prudence et juste mesure, action opportune et utile - tout cela en vue d'un but pratique. Tels sont les principaux traits du réalisme moral dans les oeuvres didactiques khmères.

    Mais trop de réalisme frise l'immoralité. Alors comment éviter de tomber dans un pragmatisme utilitariste ? Cela relève de la haute acrobatie dialectique que nos poètes moralisateurs ont toujours exercée avec un bon sens remarquable. Et si, parfois, ils n'arrivent pas à sortir de l'impasse, c'est parce qu'ayant refusé la solution facile du métaphysique, ils ont choisi de s'installer dans le réel social, lui-même truffé de contradictions insolubles.

    Heureusement, ce qui a sauvé la morale khmère d'un simple opportunisme immoral, c'est son imprégnation millénaire d'une multitude de valeurs, fruit inappréciable d'une longue sagesse populaire qui s'est constituée depuis les tout premiers siècles d'avant Angkor.

    Le refus de l'idéalisme moral, la répugnance pour l'élan transcendantal et métaphysique, ainsi qu'une prédilection pour le réel, s'expliquent en partie par le caractère gai, ironique et plein d'humour des Khmers.

    Comme preuve dans leur littérature, l'absence de la tragédie n'est-elle pas largement compensée par l'abondance de la comédie ou de la tragi-comédie ?

    Comme le merveilleux ou le métaphysique, le tragique lui-même est un excès. De même la littérature khmère a rejeté le merveilleux transcendantal, du même elle a refusé la tragédie pure, cet autre excès dans les sentiments, la pensée et l'acte. La tragédie grecque tue tous ses héros et, pour aboutir à leur mise à mort, elle doit développer une tension continue et pousser à l'extrême la terreur et l'angoisse avant de laisser enfin s'effondre l'intenable.

    Mais les Khmers d'un naturel gai et optimiste, ironique et rieur, réaliste mais sentimental, répugnent à tuer. Ils se laissent difficilement prendre au piège de la tragédie littéraire ou réelle. En se forçant à accepter le jeu tragique, ils finissent souvent par en rire. C'est peut-être le tempérament des gens sans problèmes, ou peut-être le complexe des gens sans issue, ou tout simplement
    à cause du comique de l'invraisemblable. Toujours est-il que les excès et les extrêmes constituent des valeurs négatives dans les textes khmers. Pourtant, on pleure facilement. Des pages entières sont perlées de larmes qui provoquent infailliblement, à chaque fois, l'évanouissement des personnages.

    Mais loin d'être tragiques, ce sont des pleurs signes avant-coureurs de sourires d'amants comblés et de parents retrouvés. Et, su comble du bonheur, on pleure encore jusqu'à de nouveaux évanouissements. Finalement, les personnages pleurent aussi bien de souffrance que de joie. Ainsi dans les œuvres littéraires khmères, les larmes n'ont aucune fonction esthétique, mais simplement physiologique. Ce qui concorde avec la tragi-comédie pour laquelle les Khmers ont un penchant très marqué.

    A force d'être trop sensible, on ne sait plus pleurer vraiment. Tum et Teav font exception. Cette fois, le réel aveugle parce qu'il est tragédie, extrême effrayant et difficilement acceptable. C'est pourquoi, dans ce chef-d'œuvre essentiellement khmer, Tum et Teav, nos Roméo et Juliette, ont eu le tort de s'aimer par "coup de foudre" et de chercher l'absolu dans la mort. En tant qu'excès trop merveilleux, leur amour et leur mort ne plaident nullement en leur faveur et masquent en partie les vrais responsables de leur fin tragique. Cela suffit pour que ces deux jeunes gens, pourtant véritables porte-drapeau de l'absolu, ne soient pas considérés unanimement comme de vrais héros.

    Car aimer, ce n'est pas en mourir ; chercher la perfection ce n'est pas non plus pour une promesse lointaine de l'au-delà. Le réel a trop de charme pour que l'attrait du transcendant, d'ailleurs problématique, puisse trouver un échos même littéraire. Tout doit se faire ici, dans cette vie terrestre indispensable à l'accomplissement du bien comme du mal.

    C'est pourquoi, dans les Jatakas khmérisés, le Karma, cette loi de la causalité qui constitue un des thèmes les plus féconds des littératures du Sud-Est asiatique, ne peut-il s'accomplir que par le jeu des contradictions sociales et humaines de la vie présente. Si les aventures dramatiques des personnages sont présentées comme le résultat des actes du passé des vies antérieures, leur accomplissement dépend, au contraire, des péripéties des actes réels du présent, et leur aboutissement n'est jamais tragique. Sans le "fumier" des luttes entre bons et mauvais, les fruits des bonnes et mauvaises actions passées ne pourront jamais ni être cultivés, ni cueillis. Mais on en récolte bien davantage de succulents que d'avariés. Et s'il y a un "coup dur", ce n'est qu'un petit moment à passer. Après, tout s'arrange ; amoureux, parents et enfants séparés finissent toujours par se retrouver. Dernier ennui :
    on s'évanouit en pleurant de joie, puis tout rentre dans l'ordre.

    Bien sûr, combien de fois les contradictions de la vie n'ont laissé entrevoir aucune issue heureuse. Même dans ce cas, rien n'est encore perdu, puisqu'il reste les Tevodas, ces divinités qui "ouvrent leur regard divin" juste à la dernière minute pour voir la situation presque tragique. Alors, ils foncent sur terre pour intervenir en faveur des justes et des faibles qui sont sur le point de
    rendre leur dernier soupir. Fin heureuse. Soulagement général. Sourire sur les visages qui commençaient déjà à en avoir assez. Le tempérament khmer ne se décide pas à laisser mourir les bons et les justes.

    Pourtant, un tel optimisme ne dépeint pas la vie toujours en rose. Si les Chbap, poèmes didactiques, édictent des règles morales presque immorales, c'est justement pour tenter d'apporter une solution à la vie qui est décrite comme un problème pénible et difficile à résoudre. La nature est ainsi faite : elle obéit à la loi "des poissons mangeant les fourmis à la montée des eaux, et des fourmis mangeant les poissons à la décrue". Les contes et les légendes khmers laissent apparaître toutes les difficultés journalières, et
    surtout le côté chicanier des gens qui aiment à se disputer pour rien. Pour une simple peccadille, et voilà des procès remuant ciel et terre : juges, avocats, mandarins, ministres et roi.

    Heureusement, c'est toujours le bon sens qui triomphe. De même dans les œuvres dramatiques, les contradictions les plus inextricables finissent toujours par trouver une issue acceptable, de même les plaideurs les plus intransigeants finissent par rencontrer un juge bon et juste : c'est le Lièvre ou bien le Roi, le premier représentant l'intelligence pratique, le second identifié
    au Bodhisattva.

    Le Juge lièvre (Sobheatonsay) est célèbre parce qu'il est le type même du juge, humain, bon, bien sûr un peu intéressé, mais très efficace. Le but n'est-il pas de mettre d'accord les plaideurs, même si cela leur coûte un peu cher ?

    D'ailleurs, si l'on arrive à démontrer que les procès ruinent les plaignants - perdants et gagnants y compris - et qu'ils profitent surtout au tiers, alors le résultat est bien atteint. Dès lors, n'est-ce pas un acte idéal de justice que le jugement rendu chaque fois par le Juge lièvre, qui consiste à accorder aux deux parties plaignantes deux parts égales, tout en réservant pour le juge
    lui-même, la troisième part la plus importante !

    Mais le Juge lièvre jugeant les hommes qui se disputent inutilement, n'est plus le même que le Lièvre jugeant les grandes affaires entre les puissants et les faibles. Autant dans les procès qui n'en valent pas la peine, notre Sobheatonsay prélève toujours un bon bénéfice, autant il déploie son intelligence pour sauver les petits de la méchanceté des grands et cela d'une façon tout à fait désintéressée.

    La littérature khmère peut se vanter d'avoir choisi le lièvre, animal le plus inoffensif et tout le contraire du renard, pour représenter l'intelligence au service des petits et des faibles. De même elle a bien appliqué son réalisme en faisant incarner l'autorité et la bonté du Bodhisattva, par la personne du Roi qui, à l'exemple des rois khmers, utilise cette bonté pour rendre justice à son
    peuple.

    Cependant, il arrive parfois que le Juge lièvre se laisse prendre lui-même au piège. Devant l'indifférence et l'absence de solidarité, il est obligé de mentir pour se tirer du danger. Oh, juste un petit mensonge pas bien méchant ! Au crapaud insensible qui n'a pas voulu le délier de la trappe, il a promis une jeune épouse, "vierge d'Angkor". Cela fait plaisir à tout le monde, surtout au
    crapaud qui, laid et plein de dartre, n'aurait jamais pu toucher à une femme, surtout à une "vierge d'Angkor".

    C'est enfantin, certes, mais combien réaliste et psychologique, puisque certaines personnes ne marchent que par intérêt. Notre Lièvre a touché au point sensible en brandissant l'appât de la virginité qui a déjà perdu bon nombre de vieux, sinon de peuples. Il a compris que la plupart des actions dites morales ne sont souvent motivées que par la promesse grands profits.

    Ainsi, pour trouver une issue à tant d'impasses, la littérature khmère a déployé toute une panoplie de solutions adaptées à chaque problème, depuis l'intervention des divinités jusqu'à celle de tel ou tel intérêt vraiment spécifique, et toujours sans tragédie. Un tel optimisme apporte une petite note d'idéalisme juste pour éviter l'extrême métaphysique, et juste pour entrevoir, sans y entrer, l'extrême d'un pessimisme stérile.

    Pareil équilibre est le corollaire d'une tendance : le rationalisme. Cette affirmation paraît extravagante pour l'opinion selon laquelle la littérature khmère est mystique et irrationnelle. Mais si extravagance il y a, elle proviendrait plutôt de l'ignorance des textes.

    En réalité, le refus de l'élan transcendantal laisse très peu de liberté à la folle imagination pour évoluer dans le mythe, l'irréel et l'invraisemblable. L'irrationnel résulte plutôt d'un excès d'idéalisme qui se traduit par un excès du merveilleux entraînant un excès d'aventure. Or, dans la littérature khmère, de tels excès touchent plus la forme que le fond. D'ailleurs, ils sont les conséquences d'une malheureuse influence siamoise, mais ne caractérisent lament les œuvres khmères.

    Certains ouvrages comme Dipsangvar se répètent et s'allongent à n'en plus finir : les mêmes aventures succèdent aux mêmes aventures. C'est là le type même de cette influence néfaste qui a introduit le goût du récit pour le récit avec une absence complète de l'art de la narration. L'aventure dans l'action entraîne celle de la pensée ou vice versa ce qui se traduit par une prédilection
    pour l'irrationnel et l'invraisemblable. Le Râmâyana siamois effraie par ses longueurs (une centaine de volumes) où épisodes, divagations et remplissages dépassent en ampleur l'œuvre indienne elle-même.

    Au contraire, le Reamker khmer frappe par son caractère concis, logique et systématique. L'harmonie, l'unité et l'ordre le font éclater de rationalisme et le rapprochent des monuments khmers. Autant le Râmâyana de Valmiki rappelle le foisonnement pour ne pas dire le désordre indien, autant le Reamker se réfère à l'harmonieuse architecture des temples d'Angkor. Chaque page, chaque phrase, chaque mot possède un sens et une fonction, et chaque détail est rattaché logiquement au système d'ensemble. Un seul épisode
    nécessaire au déploiement de l'action, mais aucune divagation, ni aucun remplissage, comme les pierres d'Angkor qui refusent de se laisser remplir de vide et d'absence de sens.

    Certes, dans les œuvres khmères, les procédés littéraires et esthétiques n'ont pas manqué d'exploiter tous les aspects du merveilleux. Mais ce n'est jamais pour le merveilleux en lui-même, puisqu'il n'est qu'un simple moyen pour ramener au réel d'une nouvelle dimension plus prenante. On pourrait dire qu'aussi bien dans le fond que dans la forme, le rationalisme khmer a permis
    une synthèse harmonieuse entre le merveilleux et le réel.

    De telles remarques n'ont pas pour objet une glorification inconditionnelle de ce que les Khmers ont produit. Les autres peuples en ont fait autant, sinon mieux. Mais elles visent à infirmer l'opinion selon laquelle la littérature khmère est encore au stade infantile, parce que mystique, irrationnelle, donc inutile, ainsi que celle qui veut absolument ne reconnaître de valeur dans la culture khmère que parce qu'elle est d'origine étrangère.

    Une prise de conscience du contraire n'est pas non plus une connaissance complète des oeuvres, des auteurs, des thèmes et des mouvements littéraires khmers. Cependant, si minime soit-elle, une véritable compréhension des principales caractéristiques aide à éclairer non seulement ce qui est spécifiquement khmer, mais encore les insuffisances, surtout lorsque cette littérature prétend rester l'expression vivante de la société khmère et devenir une véritable "science esthétique des problèmes humains" au milieu de ce XXe siècle.

    Or, c'est justement cette tradition de réalisme critique et constructeur qui a permis l'éclosion d'un grand poète national khmer au siècle de la répression coloniale. C'est notre Kram Ngoy, véritable poète populaire et patriote. Les vers coulaient naturellement de sa bouche sous forme de chants qu'il accompagnait lui-même de sa guitare monocorde. Cette guitare, il la promenait partout avec lui, rythmant ses poèmes qui jaillissaient de son cœur compatissant et de sa conscience douloureuse. En effet, il voyait les méfaits
    du pouvoir colonial contre lequel il ne pouvait pas grand-chose.

    Alors, de village en village, de pagode en pagode, de maison en maison, il chantait la misère, la pauvreté et surtout le poids des impôts (même sur une poignée de riz) que les administrateurs coloniaux faisaient pleuvoir sur le dos des paysans khmers. Et cela sans aucune haine, mais avec un cri vibrant de douleur devant l'inertie, la paresse, l'ignorance et le manque de solidarité de
    ses propres compatriotes. Il ne pouvait croire que les Khmers vivant sur leur sol se laissaient dominer et exploiter par les riches commerçants chinois, lesquels "arrivaient de Chine juste avec un pantalon sur les genoux". Tout cela "par la faute des Khmers eux-mêmes qui, par passivité, se contentaient de tout acheter sans rien produire". Il pleurait devant l'abrutissement de ses
    compatriotes à cause des superstitions et des croyances absurdes entretenues par des personnes intéressées. Il souffrait de voir les religieux eux-mêmes se disputer au nom du nouveau ou de l'ancien Dharma et cela pour la même doctrine de Bouddha... Alors il exhortait ses compatriotes à la concorde, au travail, à l'étude, à la prise de conscience, et surtout à l'union nationale afin de mieux résister aux difficultés de la vie et à la rapacité des étrangers.

    Tous ses chants ont fait l'objet d'un recueil de poèmes. Ils ont trouvé écho chez Mlle Suzanne Karpelès, alors directrice de l'Institut bouddhique de Pnom-Penh. Elle a accepté de les faire publier et en récompense à notre poète, elle lui a donné une piastre.

    C'était peu mais énorme par la signification d'un tel geste presque historique qui montrait que les Français n'étaient pas tous des colonialistes, mais qu'il existait bien parmi eux de savants défenseurs de la culture nationale khmère.

    Ainsi, un siècle de répression coloniale n'a pas réussi à étouffer complètement ce courant réaliste critique et constructeur qui a caractérisé la littérature khmère dès son début. Profondément imprégnée de ce courant, la poésie de Kram Ngoy frappe encore plus par son langage. Ayant su se servir du réalisme de la langue khmère pour exprimer le réalisme de sa poésie, ce grand poète a montré qu'on peut faire des poèmes sur les thèmes de tous les jours, dans un langage populaire émaillé de gros mots crevant d'images. Il a ainsi inauguré une nouvelle esthétique dans la poésie khmère. Ses poèmes chantent encore dans le cœur des Khmers, tellement ils sont touchants par la vérité, par la bonté et par la beauté d'un langage simple, éminemment khmer.

    Manuscrit sur feuilles de latanier

    Malheureusement, la poésie d'un seul poète n'a pas réussi à libérer la littérature d'un siècle de domination coloniale. L'engouement pour la langue et la culture étrangère eu pour conséquence l'abandon complet d'une étude approfondie de la langue et de la littérature nationales. Il s'en est suivi une déconsidération progressive de tout ce qui est khmer. Les valeurs du constructif et rationnel qui ont donné un sens et une personnalité à la littérature khmère restent méconnues, enfouies dans les textes en feuille de latanier.
    Seul le côté merveilleux et irrationnel est retenu. D'où désappréciation textes de valeur entraînant un préjugé défavorable vis-à-vis de la langue khmère en particulier, et vis-à-vis de la culture khmère en général.

    L'influence des littératures étrangères mal comprises a fait le reste. D'une foule "d'écrivains et de poètes", assoiffés de réussite rapide, est sortie une "nouvelle littérature" composée de petits romans à l'eau de rose dont l'idéal consiste à exploiter au maximum les thèmes faciles de l'amour vulgaire, de l'érotisme de la violence.

    Alors que l'orgueil et la valeur des textes anciens consistaient en une véritable création esthétique et littéraire, soit par la "kmérisation" des thèmes étrangers, soit par une éclosion populaire et nationale, on assiste maintenant à un culte général du "copiage" qui se traduit par une adoption pure et simple de tout ce qui est étranger dans ses aspects les plus douteux et les plus
    négatifs.

    Heureusement, l'avènement du Sangkum a mis un frein à cette frénésie du copiage. La politique d'édification nationale basée principe de "l'aide par soi-même" a créé des conditions propices à la prise de conscience des valeurs de la culture khmère. L'éclosion d'une pléiade d'universités et de facultés va permettre le développement des sciences humaines appliquées à l'étude comparative des cultures et des civilisations et à mettre ainsi à la disposition de la science littéraire des connaissances indispensables.

    En attendant, il n'est pas hasardeux d'affirmer que la civilisation khmère a produit non seulement des monuments célèbres en art et en architecture, mais également des monuments littéraires aussi porteurs de valeurs culturelles et humaines. Le Reamker est l'équivalent d'Angkor. Le premier en littérature, le second dans l'art, tous deux sont des exemples types de cette personnalisation culturelle issue d'un contexte de rencontres, de conflits et d'influences de diverses civilisations, grâce à la vitalité d'un génie national qui refuse de mourir.

    Une telle personnalisation a été rendue possible par un long processus de khmérisation dans tous les domaines, fondée sur un réalisme constructif et rationnel.

     

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